Zorah: 20 ans après, Mélissa Harvey inspire le respect
13 mai 2025
À la tête de Zorah, une entreprise de biocosmétiques québécoise qu’elle a fondée il y a presque 20 ans , Mélissa Harvey incarne un succès social et éthique. Sophie Ginoux a passé une heure avec cette femme qui inspire le respect face à une longévité corporative peu commune.
Mme Harvey, comment se bâtit une grande entreprise telle que la vôtre ?
C’est une vaste question ! Mais je répondrais tout d’abord avec amour, passion et une vision. L’histoire de Zorah a débuté par le désir d’aider, en fait. Alors que je réalisais un mandat d’un an au Maroc pour Oxfam, j’ai eu une rencontre marquante avec Zoubida Charrouf, une chercheuse en chimie des plantes de l’Université Mohamed V à Rabat reconnue pour son engagement social. On lui doit notamment la création des premières coopératives féminines de production et de commercialisation d'huile d'argan, dont elle avait trouvé les vertus cosmétiques. Quand je lui ai demandé comment je pourrais encourager ces femmes berbères, elle m’a lancé : « Vends de l’huile d’argan au Canada. » Et c’est ce que j’ai fait. Je me suis rendue un weekend au Marché Jean-Talon avec mes petits flacons d’huile d’argan… et j’ai tout vendu, en plus de rencontrer la biochimiste qui travaille toujours avec moi, 23 ans plus tard.
“Nous avons fait feu de partout, en participant à deux à trois salons par mois, et en nous faisant épauler par les médias, qui ont contribué à nous faire connaître. “
Avec cette nouvelle alliée auprès de moi, la vision de Zorah s’est peu à peu précisée. Je voulais épauler les coopératives marocaines, mais aussi lancer une gamme de produits naturels, certifiés biologiques et équitables, qui seraient en mesure de rivaliser, en termes de performance, avec les plus grandes marques comme Dior ou Clarins.
“Jai tenu bon, car Zorah, c’est mon bébé, et que les femmes berbères avec lesquelles je travaille au Maroc, c’est ma famille. Quand on change des vies comme Zorah le fait là-bas, c’est précieux.”
C’était une niche inexistante jusqu’alors au Canada, et donc un marché à conquérir. Mais nous avons travaillé très fort pour nous hisser au niveau où nous en sommes, avec plus de 1000 points de vente au Canada, du travail pour 5000 femmes berbères, et des collaborations avec d’autres coopératives situées en Australie, en Malaisie, en Inde, au Burkina Faso et au Mali. Sans oublier les entreprises d’ici, puisque nos produits sont réalisés à 60% avec des ingrédients canadiens.
Pouvez-vous nous parler des défis que vous avez rencontrés ?
Oh, j’en ai rencontré beaucoup, et ce, dès le début de cette aventure. Avant même de lancer officiellement Zorah en 2006, nous avons fait pendant trois ans de la recherche et développement, et participé à tous les concours d’entreprenariat possibles pour nous financer : Fondation du Maire (devenu la Fondation Montréal), SAJE, CEDEC, OsEntreprendre. Pendant un an, j’ai vécu avec 300 dollars par semaine, et les cinq premières années, je ne me suis pas versé de salaire pour réinvestir tous les bénéfices de l’entreprise en recherche appliquée. C’est simple, mes employés étaient mieux payés que moi! Du côté des banques, ça n’a pas non plus été simple. La BDC m’a accordé un prêt au début, mais en 2009, soit trois ans après le lancement officiel de Zorah, personne ne voulait encore me fournir une marge de crédit. À posteriori, je ne regrette rien, mais si c’était à refaire, je pense que je contracterais un plus gros emprunt au départ pour ne pas me retrouver dans cette situation. J’ai aussi rencontré des embûches pour loger Zorah, car il y a encore 20 ans, les propriétaires de locaux commerciaux de Montréal voulaient qu’un homme contresigne le bail. Seul l’un d’eux, dont la mère avait aussi été entrepreneuse, a accepté de me louer l’espace que nous occupons toujours aujourd’hui sans une seconde signature masculine.
Un autre défi a été de s’implanter sur le marché. D’une part parce que les gens nourrissaient des préjugés vis-à-vis des biocosmétiques, en les associant à des recettes réalisées par des hippies dans un chaudron de cuisine. Et d’autre part, parce qu’il fallait nous distinguer au sein d’une panoplie de marques. Alors, nous avons fait feu de partout, en participant à deux à trois salons par mois, et en nous faisant épauler par les médias, qui ont contribué à nous faire connaître. Enfin, et cela a constitué pour moi une grosse épreuve sur tous les plans, j’ai racheté en 2022 les parts de mon ex-conjoint dans l’entreprise. J’ai vécu pendant cette période un tsunami personnel autant que professionnel, je l’avoue. Mais j’ai tenu bon, car Zorah, c’est mon bébé, et que les femmes berbères avec lesquelles je travaille au Maroc, c’est ma famille. Quand on change des vies comme Zorah le fait là-bas, c’est précieux.
Après presque 20 ans d’activité, votre entreprise est bien ancrée sur le marché canadien. Quelles ambitions nourrissez-vous maintenant ?
Conquérir le monde ! Notre laboratoire fabrique à présent des produits pour d’autres marques cosmétiques et pharmaceutiques internationales. Mais nous souhaitons aussi miser sur notre propre marque et notre singularité, la biocosmétique, pour ouvrir d’autres marchés. Actuellement, en plus du Maroc, Zorah est en train de percer en Turquie, en Suisse, en Syrie et aux Émirats arabes unis. Notre objectif est de devenir un leader mondial dans notre domaine. Sur une note plus personnelle, en terminant, je dirais que tout en travaillant au développement international de Zorah, j’aimerais aussi un jour enseigner. Enseigner l’entreprenariat au féminin, montrer à des étudiants qu’on peut faire les choses autrement, tout en étant un modèle de succès.